Khalil Gibran

(Extraits d'après "le prophète" @ Casterman)

*****

Puissiez-vous vivre du parfum de la terre
et comme une plante, vous sustenter de lumière.

Si vous tuez une bête, dites-lui en votre coeur :
"Ton sang et mon sang ne sont que la sève qui nourrit l'arbre du ciel."

Lorsque vous travaillez, vous êtes une flûte
à travers laquelle le murmure des heures se transforme en musique.

Lequel d'entre vous voudrait être un roseau, muet et silencieux,
alors que tout chante à l'unisson ?

Le travail est l'amour rendu visible.

Votre joie est votre tristesse sans masque.
Lorsque vous êtes joyeux, regardez profondément en votre coeur
et vous trouverez que ce qui vous apporte de la joie
n'est autre que ce qui vous a donné de la tristesse.

Lorsque vous êtes tristes, regardez à nouveau en votre coeur,
et vous verrez qu'en vérité, vous pleurez pour ce qui fut votre délice.

En vérité, vous êtes suspendus
comme une balance entre votre tristesse et votre joie.

Vous êtes le chemin et ceux qui cheminent.

L'assassiné n'est pas irresponsable de son propre assassinat, ...
... Oui, le coupable est souvent la victime de l'offensé, ...

Vous ne pouvez séparer le juste de l'injuste et le bon du méchant ;
Car ils se tiennent tous deux devant la face du soleil,
tout comme les fils noirs et blancs sont tissés ensembles.
Et quand le fil noir vient à se rompre,
le tisserand vérifie tout le tissu et il examine aussi le métier.

Et vous, qui voulez comprendre la justice, comment le pourrez vous,
à moins de regarder toutes choses dans l'éclat de la lumière ?

Alors seulement vous saurez que que le juste et le déchu
ne sont qu'un seul homme, debout dans le crépuscule ...

La pierre angulaire du temple n'est pas supérieure
à la pierre la plus basse de ses fondations.

Que dirais-je de ceux qui se tiennent dans la lumière,
mais le dos au soleil ?
Ils ne voient que leurs ombres et leurs ombres sont leurs lois.
Et qu'est le soleil pour eux, sinon un créateur d'ombre ?
Et qu'est-ce que reconnaître les lois
sinon s'incliner et tracer leurs ombres sur la terre ?

Vous qui marchez face au soleil,
quelles images reflétées sur la terre peuvent-elles vous retenir ?

Aux portes de la cité, et dans vos foyers,
je vous ai vu vous prosterner et adorer votre propre liberté,
comme des esclaves qui s'humilient devant un tyran
et qui le glorifie alors qu'il les détruit.

Et mon coeur saigna en moi ; car vous ne saurez être libres
que lorsque même le désir de parvenir à la liberté
deviendra pour vous un harnais
et lorsque vous cesserez de parler de la liberté
comme d'un but et d'un achèvement.

Si c'est une peur que vous voulez dissiper,
le siège de cette peur est en votre coeur
et non dans la main que vous redoutez.

Votre raison et votre passion sont le gouvernail
et les voiles de votre âme naviguante.
Vous êtes un souffle dans la sphère de Dieu
et une feuille dans la forêt de Dieu ...
et vous aussi, devez reposer dans la raison
et vous mouvoir dans la passion.

Si vous gardez votre coeur dans l'émerveillement
du miracle quotidien de votre vie,
votre douleur n'apparaîtra pas moins merveilleuse que votre joie.

Beaucoup de votre douleur est par vous-même choisie.
La coupe qu'il offre, bien quelle brûle vos lèvres,
a été façonnée de l'argile
que le Potier a mouillé de Ses propres larmes sacrées.

Et un astronome dit, Maître, qu'en est-il du Temps ?
Et il répondit :
Vous voudriez mesurer le temps, l'infini et l'incommensurable.
Du temps vous feriez une rivière
au bord de laquelle vous vous assoiriez pour observer son cours.

Cependant, l'intemporel est en vous conscient
de l'intemporalité de la vie,
et sait qu'aujourd'hui n'est que le souvenir d'hier
et demain le rêve d'aujourd'hui.
Et ce qui chante et contemple en vous
est encore fixé dans les limites de ce premier instant
qui sema les étoiles dans l'espace.

Qui parmi vous ne sent que son pouvoir d'aimer est illimité ?
Et le temps n'est-il pas comme est l'amour, indivisible et immobile ?

Certains ont crié vers moi :
"Etranger, étranger amoureux de hauteurs inaccessibles,
pourquoi demeurez-vous parmi les sommets
où les aigles construisent leurs nids ?
Pourquoi recherchez-vous l'inabordable
et quels oiseaux brumeux poursuivez-vous dans le ciel ?"

Dans la solitude de leurs âmes ils ont dit ces choses ;
mais si leur solitude avait été plus profonde,
ils auraient compris que je ne cherchais que le secret
de votre joie et de votre douleur,
et que je poursuivais que vos plus grands Moi
qui tournoient dans le ciel.

Car plusieurs de mes flèches ne quittèrent mon arc
que pour atteindre ma propre poitrine.
Car lorsque mes ailes étaient déployées dans le soleil,
leur ombre sur la terre était une tortue.

Après avoir dit ces choses, il regarda autour de lui
et vit le pilote de son bateau se tenant à la barre ... et il dit :
Patient, trop patient est le capitaine de mon navire.
Le vent souffle et les voiles frémissent ;
Le gouvernail lui-même sollicite qu'on l'oriente ;
Pourtant calmement mon capitaine attend mon silence.
Maintenant il n'attendra plus d'avantage. Je suis prêt.

Le fleuve a atteint la mer
et une fois de plus la mère immense tient son fils contre sa poitrine.

Adieu, peuple d'Orphalese, Ce jour a pris fin.
Ce qui nous fut donné ici, nous le garderons.
N'oubliez pas que je reviendrai vers vous.

Un petit instant et mon désir
recueillera poussière et écume pour un autre corps.

Un petit instant, un moment de repos dans le vent
et une autre femme m'enfantera.

Khalil Gibran
(Le Prophète @ Casterman)

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Maj. 020503

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