Pierre BELLI-RIZ
Les vérités d'Édouard Arnaud,
ou les leçons de l'éclectisme technique
Édouard Arnaud: ingénieur, architecte et
professeur
Édouard Eugène Arnaud (1864-1943): ingénieur de l'Ecole Centrale de Paris en 1888, puis architecte diplômé de l'Ecole nationale supérieure des Beaux-arts en 1895, il débute son activité d'architecte au tournant du siècle; mais il est surtout connu pour son activité d'enseignement comme Professeur de Construction à l'Ecole Centrale de 1910 à 1934 et à l'E.N.S.B.A. de 1927 à 1936[1].
Son cours de Constructions Civiles, publié à partir de 1920[2], constitue une somme considérable de connaissances et d'exemples; il reste le dernier ouvrage de ce type en France. Tout comme le cours de Théorie et de Composition de Julien Guadet, il est un ouvrage de référence pour plusieurs générations d'architectes formés à l'E.N.S.B.A., pratiquement jusque dans les années 1950. C'est un ouvrage d'autant plus important que, comme le note Jean Pierre Epron, "il formalise de manière définitive le savoir technique utile à l'architecte éclectique."[3]
un éclectisme technique tardif
Edouard Arnaud n'est cependant pas un personnage de premier plan dans le débat autour de l'éclectisme, comme le sont César Daly, Julien Guadet, Planat ou L.C Boileau par exemple. Il ne participe pas directement aux débats sur le style architectural à l'aube du XXème siècle, bien que nombre de ses réalisations montrent un talent certain, soient primées à des concours ou publiées dans les revues de l'époque[4].
Son approche est avant tout celle d'un technicien curieux et attentif, prêt à expérimenter toutes les innovations, dans un esprit positiviste; et l'enseignement est sans doute pour lui une vraie vocation, qui absorbe une grande part de son énergie et lui permet de partager son savoir et ses convictions.
En fait, c'est une figure tardive de l'éclectisme, et c'est peut-être justement pour cela qu'il peut apparaître comme particulièrement synthétique: il est en mesure de présenter une somme d'expériences passées, de faire le point sur un corpus de références étendu et varié. Ce corpus peut être considéré aujourd'hui comme un bilan, un héritage par rapport aux grands bouleversements qui ont agité l'histoire de l'architecture à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Il est d'ailleurs à noter que l'activité d'enseignement d'Arnaud se prolonge, sur des bases inchangées, au cœur de l'entre-deux guerres, alors que le débat architectural tourne à l'affrontement et que l'on voit s'opposer des doctrines, des "vérités" qui s'excluent les unes les autres de manière radicale.
éclectisme et vérité?
Précisément, peut-on parler de vérité dans le cadre de l'éclectisme?
La plupart des historiens sont peu indulgents envers ce courant et cette période. Au mieux, on y voit un moment de débat ouvert et de large confrontation des idées, correspondant à la naissance du libéralisme républicain, et valorisant le libre arbitre de l'architecte; c'est une période de transition, qui de ce fait ne laisse pas de signes véritablement durables. Au pire, pour de nombreux historiens modernistes, l'éclectisme témoigne d'une situation de décadence et de confusion, dans l'attente de l'apparition d'une esthétique qui puisse répondre à une éthique de la modernité.
Pourtant, Edouard Arnaud écrit vers la fin de sa vie un ouvrage intitulé "A la Recherche de la Vérité"[5].. Bien sûr, on peut y voir la dérive mystique d'un membre de l'Association Française d'Etudes Métapsychiques[6] mais cette valeur morale de la vérité est déjà présente en 1920 dans son cours lorsqu'il y évoque, dans la première partie consacrée à la Composition, les "lois naturelles" (qu'il reconnaît encore mystérieuses), la "permanence des ordres" ou le "sentiment de l'harmonie universelle[7]).
Cette quête de lois permanentes et universelles ne se traduit pas alors par un style déterminé, mais par une démarche de recherche. Ainsi peut-on comprendre les valeurs morales de l'éclectisme, telles que les définit déjà Ludovic Vitet en 1847, sous le terme d'esprit critique: "L'esprit critique en architecture, c'est l'art de s'affranchir de tous les systèmes absolus, de tous les types de conventions, et de choisir hardiment entre les traditions de toutes les écoles et de tous les pays, ce qui peut s'approprier aux conditions du climat sous lequel on travaille, et à la destination spéciale des monuments que l'on construit."[8]
Cette proposition n'est d'ailleurs pas sans rappeler la définition extensive, ouverte, du classicisme selon Julien Guadet: "Est classique tout ce qui mérite de le devenir, sans acception de temps, de pays, d'école... tout ce qui reste victorieux dans les éternelles luttes des arts, tout ce qui est resté en possession de l'admiration universellement proclamée"[9]. A travers cette définition du classicisme comme valeur permanente et universelle, on note que la vérité de l'éclectisme n'est pas unique et constante, elle est au contraire multiple et conjoncturelle. Contrairement à une idée d'ailleurs largement répandue, on peut observer que le système des Beaux-arts d'alors n'est pas du tout académique, basé sur la reproduction de styles et de modèles canoniques, mais au contraire largement ouvert au débat voire aux contradictions.
une quête expérimentale, à travers la
valeur de l'exemple
Entre la constitution d'un corpus de références historiques qui se veut universel et consensuel, et la production d'une architecture qui s'inscrit dans son époque, la démarche est donc très ouverte. La nouvelle vérité architecturale doit se chercher en permanence, s'expérimenter au coup par coup, s'évaluer de manière critique dans la production de chacun.
De ce point de vue, la rédaction comme l'illustration du cours de Constructions Civiles d'Arnaud sont révélatrices: en dehors des exemples historiques anciens (ceux qui ont précisément mérité de devenir classiques), ce qui touche aux conditions de la production contemporaine d'alors est souvent présenté à la première personne: Édouard Arnaud fait le récit d'expériences et d'observations directes et personnelles, et s'appuie systématiquement sur des exemples réels comme types de solutions.
La structure générale de présentation est rigoureuse, elle adopte notamment un découpage proche des notions encore en vigueur de corps d'état ou de catégories d'ouvrages; en ce sens, elle annonce une modernisation du métier d'architecte, une rationalisation des rapports de production dans le bâtiment. La formation d'ingénieur de l'auteur est ici manifeste. Cependant le principe omniprésent de l'exemple concret limite la portée analytique du propos: ainsi est-il difficile de distinguer le type du modèle, le détail constructif n'est pas dissocié du principe structurel, l'ornement n'est pas dissocié de la forme générale... La forme reste entière, la construction est étroitement associée à l'idée, l'intention architecturale, jusque dans l'anecdote.
On est loin d'une vérité "nue", du déshabillage auquel procèderont les architectes du Mouvement moderne après la première guerre mondiale, dans leur recherche de traduction de l'idéal moderne par un style unique, exclusif. On est loin aussi de la "purification technique" qui se manifestera dans l'évolution de l'enseignement de la construction, et notamment chez François Vitale, l'héritier spirituel et successeur d'Edouard Arnaud comme professeur de construction à l'E.N.S.B.A. jusqu'en 1960[10].
l'exemple personnel au service de
l'innovation
Dans cet enseignement par l'exemple, quelle est la place qu'occupent les réalisations personnelles d'Arnaud?
Elles sont abondamment utilisées, autant pour évoquer des questions particulières précises que pour constituer la base de la dernière partie de son cours, "Applications", où il présente le développement complet d'un de ses projets réalisés[11]. Ainsi, par le caractère éclectique de ses réalisations, par la diversité des répertoires techniques comme formels qu'il sait utiliser, ce sont ainsi des vérités à la fois multiples et fragmentaires qu'il nous livre, et qui cherchent à articuler théorie et pratique; cela dans un souci de relativité constante, avec un esprit peu complaisant qui n'hésite pas à formuler des commentaires critiques, et qui permet de préciser peu à peu une certaine éthique de l'architecture éclectique.
C'est cette dialectique entre théorie et pratique, entre enseignement et production, que permet d'explorer la confrontation du Cours de Constructions Civiles et de quelques réalisations significatives d'Edouard Arnaud.
L'enjeu est aussi de comprendre l'évolution d'une certaine idée de la modernité, terme récurrent du débat architectural français depuis la moitié du XIXème siècle, au-delà des apparences de l'éclectisme qui emprunte souvent aux styles historiques.
Bien sûr, Arnaud est d'abord ingénieur de formation, et fait ses études à l'École Centrale de Paris alors que la tour Effeil est en construction: comment pourrait-il rester indifférent au déferlement de techniques nouvelles qui marque le tournant du siècle, et à l'idée de modernité qui anime la succession des Expositions universelles? Il en rend largement compte dans son cours, qui montre la diversité et l'audace impressionnantes des innovations de l'époque. Mais il est aussi lui-même acteur des transformations et expérimentations, dans ses propres réalisations: nouveaux matériaux, nouveaux équipements, et plus largement réponse à de nouveaux programmes, de nouveaux besoins ou de nouvelles situations. Ce n'est pas dans une théorie globale de la modernité que s'inscrit son engagement, mais nombre de ses projets proposent différents niveaux d'innovation, présentés comme des réponses à des situations particulières.
Ainsi les projets personnels (réalisés ou non) d'Édouard Arnaud présentent autant de vérités partielles, fragmentaires, conjoncturelles; morceaux de vérité qui constituent une expérience humaine. Expérimentations en vraie grandeur de la démarche éclectique; mais expérimentations modestes, mesurées, soumises à commentaires, à évaluation. Arnaud, à travers son cours, dresse un bilan critique de ses expériences, avec la foi qui anime son métier, mais sans complaisance par rapport aux difficultés ou aux limites de sa pratique.
morceaux choisis, fragments de vérités
De la production personnelle d'Arnaud, quels éléments retenir?
Peu de ses projets ou réalisations, même s'ils ont été remarqués voire distingués en leur temps par des articles de presse ou des attributions de prix à des concours, ont connu une notoriété durable. Quelques historiens mentionnent certes l'immeuble qu'il a conçu pour la société Hennebique au 1, rue Danton à Paris, comme le premier immeuble en béton armé réalisé à Paris, en 1897. Mais ils ne s'y attardent guère, l'histoire de l'architecture moderne préfère retenir des héros plus lisibles, plus conformes à une continuité officielle des idées et des formes: l'immeuble réalisé par les frères Perret en 1903, au 25 bis rue Franklin à Paris, éclipse rapidement cette expérience pourtant antérieure[12].
Certaines de ses réalisations apparaissent comme des expressions de la mode du moment, à partir des commandes de la haute bourgeoisie qu'ont pu lui attirer les Concours de façades ou autres manifestations médiatiques de l'époque à Paris[13]. Plus que par leur expression stylistique, c'est par certaines solutions techniques qu'ils se distinguent; d'autant qu'après la première guerre mondiale, Arnaud semble se détourner définitivement de cette production de prestige, pour se consacrer de plus en plus à l'enseignement[14].
Arnaud semble par ailleurs avoir réalisé de nombreux bâtiments industriels, utilitaires; ceux-ci sont aujourd'hui difficiles à identifier, à localiser, et ont la plupart du temps disparu. S'ils ont pu lui paraître suffisamment exemplaires de certaines solutions rationnelles pour être mentionnés dans son cours, c'est au titre de solutions courantes, ordinaires. En revanche, l'un des derniers bâtiments d'activités réalisés par Arnaud en 1913 (le dernier que l'on puisse actuellement dater), occupe une place toute particulière dans son cours, puisqu'il fait à lui seul l'objet du troisième et dernier volume, "Applications": on pourrait y voir une sorte de testament professionnel, avant un tournant significatif de sa carrière.
En tout état de cause, le critère de choix le plus pertinent semble la place qu'Arnaud lui-même accorde à certains de ses projets dans son cours; y compris lorsque ce sont des projets sans suite, non réalisés, qui peuvent dès lors faire figure de recherches plus personnelles.
Le sens d'un choix de projets et réalisations peut-il être chronologique, permettant de baliser un cheminement expérimental cohérent? Et à quoi peut mener historiquement ce cheminement? Peut-on y lire une logique historique, compte tenu de ce que nous connaissons aujourd'hui de ce qui a suivi? Il est difficile de résister à la tentation de la projection ou de l'extrapolation contemporaine: quelle serait aujourd'hui l'attitude et la production résultant de sa démarche, de son éthique de l'architecture et de la construction?
Les réalisations que nous retenons ci-après nous semblent suffisamment significatives pour représenter ce cheminement, et les principales questions qu'il a rencontrées (combinaison des matériaux; organisation du chantier; nouveau matériau/nouvelle expression architecturale; adaptation au contexte et au programme; flexibilité de l'usage; confort et équipements, etc.). Toutes présentent un caractère marqué d'innovation, dans différents domaines, et sont largement mentionnés dans le cours. Par ailleurs, il s'agit d'édifices encore existants et ne bon état; cependant, la documentation les concernant est encore largement à compléter.
villa rue Armengaud à Saint Cloud, 1900
Pas
d'innovation technique exceptionnelle pour cette maison particulière, si ce
n'est des procédés d'ancrage et de chaînage conséquents pour retenir le
porte-à-faux généreux d'un bow-window à plusieurs niveaux.
L'ensemble de
la construction est un exercice de style brillant dans le mélange de matériaux
et de techniques traditionnelles (pierre de taille, brique et bois). C'est ici
la précision de la conception et la qualité des produits et des savoir-faire
qui attire notre attention; les conditions de leur mise en œuvre seront
examinées à travers les "cahiers des charges" qu'Arnaud avait élaborés
pour tous ses projets , qui codifient de manière rigoureuse les rapports entre l'architecte
et l'entrepreneur. À partir de cette démarche de modernisation et de rationalisation
des processus de conception/production, il serait intéressant d'analyser la
permanence et le changement dans ces rapports que l'on a pu connaître depuis.
La villa de
Saint Cloud est par ailleurs un projet très contextuel, conçu en fonction des
conditions d'un site particulier: un terrain étroit et en forte pente, mais
bénéficiant d'une vue et d'un ensoleillement exceptionnels, dont le plan et la
silhouette du projet tirent soigneusement parti.
immeuble 1, rue Danton à Paris (6ème); 1899
Il s'agit de l'immeuble construit par Hennebique pour lui-même de 1897 à 1899. C'est le premier immeuble de rapport ou assimilé construit à Paris en ciment armé. La finesse de la structure et des remplissages a permis de tirer un parti optimal d'une parcelle exiguë.
L'édifice se devait d'être démonstratif des qualités du système de construction Hennebique, juste avant l'Exposition Universelle de 1900, et dans la même rue que le siège de la Société Centrale des Architectes. Cependant l'accord entre Arnaud et son client a été difficile, et l'exemplarité technique du projet est relativisée par des réserves sur le choix de l'expression architecturale. Hennebique, ayant développé des brevets et un savoir-faire spécifiques dans le moulage du béton monolithe, voulait que l'expression architecturale reflète cette continuité de la matière; Arnaud, pour sa part, aurait préféré, dans la lignée d'un rationalisme classique déjà exprimé par Viollet-le-Duc, aurait préféré distinguer l'expression des éléments de remplissage par rapport à celle de la structure porteuse. La volonté du client a ici prévalu, et c'est Auguste Perret qui apparaîtra ensuite comme me fondateur du classicisme structurel... Sur cette question de l'expression adéquate d'un matériau nouveau, qui n'a alors pratiquement pas de précédents, il sera notamment utile de comparer la position d'Arnaud avec celles de L.C. Boileau (qui a également travaillé avec Hennebique) et Auguste Perret, par exemple.
villa "Cypris" à Roquebrune Cap
Martin (Alpes Maritimes); n. d.
Cette villa s'inscrit
dans un site exceptionnel de la Côte d'Azur; c'est avant tout un exercice de
composition dans un cadre qui permet une grande liberté, mais qui doit former
un environnement complet (c'est d'ailleurs surtout pour ses jardins, conçus par
le peintre et paysagiste Raffaele Maïnella, que la villa est en cours de
classement comme Monument historique).
On y retrouve
les grands principes de composition que Arnaud professe dans son cours (et qui
sont largement inspirés de Julien Guadet), et aussi une sensibilité
particulière au climat et au site naturel que l'on observe également dans
d'autres projets.
D'autre part,
l'architecte avait ici à répondre à un programme très particulier: l'édifice
devait servir de cadre pour mettre en valeur une importante collection de
statues et d'éléments architectoniques antiques. Mettre sa culture et son
savoir-faire architectural au service d'un patrimoine historique de grande
valeur, fondre de manière intime les époques jusqu'à les rendre indistinctes:
peut-on rêver de programme plus favorable pour un architecte éclectique? C'est
dans un style néo-roman byzantin que Arnaud répond à la question, et montre sa
grande maîtrise d'un vocabulaire stylistique et constructif ancien, tout en
incluant dans la construction certains procédés nouveaux (hourdis en béton)... au
point que les spécialistes des Monuments historiques reconnaissent dans leurs
rapports avoir beaucoup des mal à discerner les éléments véritablement antiques
du reste de la construction.
immeuble de bureaux, rue des Italiens à
Paris (9ème); 1911-1913
"Insertion urbaine" soignée pour une construction "high tech", un immeuble "intelligent" de bureaux "en blanc": tels pourraient être, traduits dans notre jargon actuel, les arguments principaux pour présenter cette réalisation.
Ce n'est certes pas par hasard que Arnaud choisit cet édifice comme base de la dernière partie de son cours, "Applications": il rassemble nombre de ses idées majeures et présente bien des vertus didactiques, c'est une sorte de "manifeste pratique" pour permettre de suivre sa démarche pas à pas.
Choix d'implantation et de composition dictés par la création d'une rue nouvelle dans un tissu haussmannien; solutions constructives de haute technicité, avec des moyens de mise en œuvre perfectionnés; niveau de confort et d'équipement intégré répondant voire anticipant sur des besoins nouveaux; et surtout une grande flexibilité du plan libre qui permet à l'édifice de s'adapter à toutes sortes d'usages, de l'habitation aux activités... les idées développées dans ce projet nous paraissent aujourd'hui remarquablement actuelles.
Comment expliquer alors que l'édifice soit habillé d'une façade de style très académique, en matériaux traditionnels (pierre, ardoise et zinc)? L'écart entre l'innovation intérieure et la convention extérieure peut nous surprendre aujourd'hui, elle s'éloigne de l'idée que l'on peut se faire aujourd'hui de la vérité constructive ou fonctionnelle, et fait de cet édifice une caricature de "hangar décoré", selon la classification de Robert Venturi[15] (19) S'agissait-il d'une indifférence à l'apparence extérieure, ou bien du choix d'une valeur culturelle refuge, sûre, dans une époque qui commence à être troublée, ou encore du simple respect de la convention sociale et urbaine, non ressenti comme une contradiction? L'histoire semble donner raison à cette dernière hypothèse, et l'édifice connaît aujourd'hui une nouvelle jeunesse après s'être adapté à de nombreuses sociétés différentes.
et d'autres réalisations?...
Ces quelques réalisations nous ont paru parmi les plus significatives de la démarche d'Edouard Arnaud, et elles permettent de faire le tour des principales questions abordées par son cours; d'autres projets ou réalisations pourront être cités à titre accessoire, pour développer ces questions.
Cependant, l'arrêt relativement précoce par Arnaud de sa carrière de maître d'œuvre, alors qu'il se consacre à l'enseignement, pose la question de son évolution intellectuelle au cours de l'entre-deux-guerres, après la disparition historique de l'éclectisme architectural, et dans une période où le débat devient de plus en plus radical.
Les témoignages concordants de ses descendants[16] mettent en évidence une grande estime voire une admiration portée à Auguste Perret, alors que selon les mêmes sources Le Corbusier faisait l'objet de vives critiques. Le classicisme structurel serait-il donc le prolongement logique de l'engagement d'Édouard Arnaud? Ce n'est sans doute pas si simple, si l'on observe la dernière construction qu'il a sans doute conçue et édifiée, c'est-à-dire sa maison de famille à Crest, dans la Drôme, réalisée dans les années 1930. À première vue, pour un observateur distrait, il s'agit d'une maison de style régionaliste, avec son toit à deux pans en tuiles, une silhouette plutôt massive, une ornementation très discrète. Plusieurs détails suscitent cependant une plus grande curiosité: le rythme rapproché et répétitif des ouvertures, une pente de toit plus faible que la normale, des débords de toit peu courants, ou encore un enduit d'origine, très bien conservé, d'une texture et d'une brillance particulièrement originales... Quant à l'intérieur, on y découvre pratiquement un plan libre, une distribution originale et des pièces de grandes dimensions.
Il s'agit donc, au-delà des apparences premières, d'une invention originale, qui combine de multiples influences; et Arnaud n'a décidément pas abandonné le goût de l'innovation, avec par exemple une toiture en tuiles qui est en fait posée sur une dalle réalisée en poutrelles et hourdis de béton. Cet édifice mérite donc un examen approfondi[17]; peut-on le considérer comme une sorte de conclusion? Une conclusion ouverte, qui peut présumer d'une continuité de style; mais c'est en fait plus une continuité de démarche, de philosophie, qu'il faudrait rechercher...
idée architecturale et idée constructive:
avant et après la "purification
technique"?
A travers la
production architecturale d'Édouard Arnaud apparait l'étroite imbrication entre
l'idée architecturale et l'idée constructive, la seconde étant mise au service
de la première: "la Composition
prime l'Oeuvre", "l'Idée prime tout", ou encore "le calcul ne crée rien: il contrôle
les créations de l'Art"[18].
Ainsi la méthode même de l'enseignement par l'exemple est moins analytique que synthétique, elle ne dissocie pas le principe du détail, et met en œuvre des valeurs autant culturelles que scientifiques. La question est d'importance, lorsqu'on observe la transformation des savoir-faire qui s'est produite dans le courant du XXème siècle, jusqu'à une crise d'identité profonde du savoir architectural par rapport au savoir technique. L'enseignement d'Edouard Arnaud semble d'ailleurs maintenir tardivement une tradition déjà battue en brèche par la modernisation alors en cours; et il sera suivi d'une rupture historique considérable.
L'enseignement
d'Arnaud à l'E.N.S.B.A. dure jusqu'en 1936, date à laquelle il est repris par
François Vitale (1898-1962) jusqu'en 1961. François Vitale est lui aussi
d'abord diplômé de l'École Centrale puis de l'E.N.S.B.A.; il peut être
considéré comme le véritable héritier spirituel de Édouard Arnaud, dont il
récupère notamment une importante documentation. Pourtant, son enseignement
change profondément, et prend un caractère beaucoup plus analytique. La
relation entre architecture et construction semble se perdre, à travers
notamment une présentation des exemples qui ne retient plus que les principes
constructifs essentiels. Les ouvrages sont décomposés, et la question du calcul
des structures apparaît, alors qu'elle était pratiquement absente auparavant.
Le projet de
publication de son cours par François Vitale ne verra jamais le jour, et il
n'en existe que des éléments épars, ainsi que de nombreux articles qui traitent
notamment de la normalisation dans la construction. Ces éléments permettent
toutefois d'étudier l'évolution de l'enseignement de la construction à
l'E.N.S.B.A., qui de synthétique au début du siècle devient de plus en plus
synthétique. Peut-on, pour décrire et comprendre cette évolution, parler de
"purification" de la discipline enseignée, de réduction fonctionnaliste des
catégories d'ouvrages, d'une pensée normalisatrice qui envahit la technique, ou
encore une dé-composition des savoirs et des savoir-faire à travers une
spécialisation croissante?
La question reste
ouverte. L'évolution de cet enseignement, ainsi que les nouvelles logiques de
la construction qui s'amorcent dans les années 1920 et qui s'imposent
après-guerre, peuvent nous renseigner sur les rapports entre technique et
culture, dans une période décisive de l'histoire récente. L'équilibre
dialectique entre la détermination de la forme et les moyens de sa réalisation
est toujours fragile, et reste au cœur des enjeux actuels de l'enseignement de
la construction, dans les écoles d'architecture mais aussi ailleurs
(enseignement du génie civil, génie urbain, par exemple).
[1] Voir biographie en annexe.
[2] Voir bibliographie en annexe.
[3] Jean-Pierre Epron: "L'éclectisme technique" in Cahiers de la Recherche Architecturale n°29, octobre 1992.
[4] Voir "Travaux et publications" et bibliographie en annexe.
[5] Voir bibliographie.
[6] Voir biographie.
[7] Citations extraites du Cours de Constructions Civiles.
[8] Ludovic Vitet: "Des monuments de Paris", in Études sur les Beaux-Arts, Charpentier, Paris, 1847, cité par Jean-Pierre Épron: Architecture, une anthologie (tome 2: Les architectes et le projet), IFA/Mardaga, Liège, 1992.
[9] Julien Guadet: Éléments et théorie de l'architecture, Paris, 1894.
[10] Cf. fonds d'archives François Vitale aux Archives de l'Institut Français d'Architecture à Paris, inventaire effectué en 1992.
[11] Cours de Constructions Civiles, troisième partie: "Applications".
[12] Pour autant, Édouard Arnaud exprimera ensuite de manière constante son estime voire son admiration pour Auguste Perret; cf. Cours de Constructions Civiles, ou encore les témoignages concordants de sses descendants.
[13] Commandes que lui a peut-être ouvert son mariage avec la fille de riches banquiers et armateurs d'origine marseillaise?...
[14] Voir biographie; la disparition de son deuxième fils à la guerre, et la séparation d'avec sa femme et sa fille qui s'est ensuivie, semble marquer un tournant dans ses centres d'intérêt et sa carrière.
[15] Robert Venturi et Denise Scott--Brown: L'enseignement de Las Vegas, trad. fr. Dunod, Paris, 1977.
[16] En l'occurrence, ses deux petits-neveux, devenus tous deux ingénieurs par la suite, et qui gardent des souvenirs très forts de leur grand-oncle.
[17] Grâce, notamment, à la coopération d'un descendant d'Édouard Arnaud, particulièrement intéressé par cette recherche.
[18] Citations extraites du Cours de Constructions Civiles.
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