"Par les Sommets, vers l'Au Delà .."
(Extraits) @ Fischbacher 1914

 

Le nid d'aigle détruit

Au flanc vertigineux des roches solitaires
Sous un enfoncement l'aigle a caché son nid,
Que protègent d'en haut des corniches de pierre,
D'en bas l'escarpement des parois de granit.

Devant l'abri tranquille une dalle avancée
Domine l'étendue ; et parfois les aiglons
Viennent là, désertant la voûte surbaissée,
Adorer le soleil et boire ses rayons.

Mais leur instinct les tient à l'écart des abîmes,
Ils s'étonnent de voir l'aigle s'en approcher,
Et quand son vol hardi l'emporte vers les cimes,
Ils reviennent tremblants sous le creux du rocher.

Ils ignorent qu'il est des ivresses plus belles
Que de voir la lumière et d'être en sûreté ;
Sous l'enfantin duvet où sommeille leurs ailes,
Jamais d'aucun essor elles n'ont palpité.

Conquérir à grand vol les déserts de l'espace,
La vallée où blanchit l'écume des torrents,
La brume qui surgit des profondeurs et passe,
Semant les hauts sapins de ses flocons errants ;

Les pentes sans limites, où broutent, dispersées,
Les génisses sous l'oeil des pâtres attentifs ;
Ou des hameaux lointains les cabanes pressées,
D'où montent des agneaux les bêlements plaintifs ;

S'élancer dans la nue avec des cris de joie,
Sur le vide, en planant, s'arrêter, suspendu,
Puis d'un vol tournoyant fondre sur une proie,
La saisir, remonter d'un coup d'aile éperdu :

Ce n'est là, pour l'aiglon, qu'une gloire interdite,
Et dont le fier désir ne l'a point tourmenté ;
Nulle félicité ne lui semble prédite
Que d'être, au fond d'un nid, chaudement abrité ;

Et l'aigle, avec amour sur ses aiglons se penche,
Pour les abriter mieux, surtout quand vient le soir,
Ou quand au dessus d'eux s'écroule l'avalanche,
Qui gronde et qui se brise et glisse au gouffre noir.

II

Mais un matin, ou dort dans l'ombre la couvée,
L'aigle, ayant contemplé l'horizon radieux,
Les chasse tous, d'une aile à demi soulevée,
Au grand jour, dont soudain s'éblouissent leurs yeux.

Il bat de l'aile au bord glissant du précipice,
S'enlève et les excite à prendre leur essor.
Sous le vent de son vol leur duvet se hérisse,
Leurs ailes ont frémi, mais s'ignorent encore.

Alors sur ce doux nid, où leur frayeur s'abrite,
Et qu'avec tant d'amour naguère il a construit,
Avec des cris aigus l'aigle se précipite
Et, des serres, du bec, l'attaque et le détruit ;

Et les voyant blottis sous les débris fragiles,
Comme pour retrouver leur nid mis à néant,
Ils les balaye, au bruit de leur plaintes futiles,
D'un suprême coup d'aile à l'abîme béant ...

Mais il sait que, pour eux, l'heure est enfin venue
Du glorieux destin dont ils avaient douté,
Et leurs ailes qu'entrouvre une force inconnue,
D'un battement vainqueur fendent l'immensité !

III

Dans ces aiglons tremblants reconnais ton image,
Fils immortel de Dieu, qui te plains de ton sort,
Et vis insouciant ou souffre sans courage,
Comprenant mal la vie et redoutant la mort.

Tous nos biens d'ici-bas : les dons de la nature,
L'abri d'un doux foyer, les amitiés, l'amour,
De toute passion enthousiaste et pure
L'élan joyeux et libre, et payé de retour,

C'est le nid provisoire, où Dieu couve en notre âme
L'instinct sacré de vivre et la soif de bonheur.
Un plus noble destin toutefois nous réclame,
Dont nous fuyons l'idée et refusons l'honneur.

Mais Dieu, pour susciter nos hautes énergies,
Nous dérobe l'appui de nos bonheurs d'un jour ;
Aux brèches de nos jours, à chaque heure élargies,
Du céleste horizon s'éclaire le contour.

Et, comme nous fuyons sous nos tristes ruines,
A l'abîme il commence à nous précipiter,
Des battements pressés de ses ailes divines,
Pour forcer à son tour notre aile à palpiter.

Oh ! d'une âme livrée à Dieu sublime ivresse,
Dont au bord de l'abîme elle va tressaillir,
A l'heure où nous étreint l'indicible détresse
De voir s'enfuir la terre, et la tombe s'ouvrir !

A sa mort, qui n'est plus qu'une aurore paisible,
Son nid détruit devient l'immensité du ciel ;
Sa chute au précipice, un essor invincible ;
Et son cri d'agonie, un cantique éternel !

Jules Vinard

Textes et illustrations déposés @ SGDL

Reproduction interdite sans accord de l'auteur

Table des matières

Méditations et Poésies

Maj. 030511